Points à retenir
Le biais des coûts irrécupérables pousse à justifier une décision en fonction des investissements passés, même quand ces derniers ne peuvent plus être récupérés.
Il repose sur une aversion à la perte : renoncer signifierait « gaspiller » ce qui a déjà été engagé.
Il conduit souvent à l’escalade de l’engagement, où l’on persiste dans une voie peu rationnelle.
Il peut affecter aussi bien les décisions personnelles que professionnelles, politiques ou économiques.
Explication du biais des coûts irrécupérables
Le biais des coûts irrécupérables est un mécanisme cognitif qui nous pousse à persévérer dans une décision ou un projet, non pas parce qu’il est encore pertinent, mais parce qu’on y a déjà investi des ressources. Ces ressources peuvent être du temps, de l’argent, de l’énergie mentale ou physique, et surtout, elles sont irrécupérables, c’est-à-dire qu’on ne peut plus les récupérer, quels que soient nos choix futurs. Ce biais repose donc sur une illusion de rationalité : on croit faire un choix judicieux en « rentabilisant » ce qui a déjà été dépensé, alors qu’en réalité, cela conduit souvent à des décisions irrationnelles ou contre-productives.
Ce biais est fortement lié à notre aversion à la perte, un phénomène bien documenté en psychologie comportementale. L’aversion à la perte signifie que nous ressentons plus fortement une perte que le gain équivalent. Par exemple, perdre 50 euros nous affecte plus intensément que de gagner 50 euros. Ainsi, renoncer à un projet dans lequel on a déjà investi revient, psychologiquement, à accepter une perte, ce qui est difficilement supportable. Pour éviter cette douleur cognitive, nous préférons continuer, même si cela implique de perdre encore davantage à long terme.
Une autre dimension importante du biais est notre besoin de cohérence : nous voulons rester fidèles à nos décisions passées, car changer d’avis peut être perçu (par soi ou par les autres) comme un échec, un aveu d’erreur ou une forme d’inconstance. Cela rejoint en partie le biais d’engagement, avec lequel le biais des coûts irrécupérables partage des mécanismes similaires. Toutefois, alors que le biais d’engagement repose surtout sur des raisons psychologiques ou sociales (image de soi, constance), le biais des coûts irrécupérables est plus ancré dans une logique de rentabilité perdue.
Dans la pratique, ce biais peut s’observer dans de nombreuses situations : un investisseur garde des actions qui chutent pour ne pas « officialiser » une perte ; un étudiant continue des études qui ne l’intéressent plus parce qu’il a déjà validé plusieurs années ; une entreprise poursuit un projet technologique obsolète parce qu’elle y a consacré un budget conséquent. Dans tous ces cas, la rationalité économique voudrait qu’on évalue uniquement les coûts et bénéfices futurs, et non ceux du passé. Mais le biais des coûts irrécupérables nous pousse à faire l’inverse : prendre des décisions en fonction du passé, et non de l’avenir.
Comprendre ce biais, c’est apprendre à faire preuve de lucidité face à nos investissements passés, et à accepter que certaines décisions valent mieux être arrêtées, même si cela implique de reconnaître qu’on s’est trompé. Cela demande du courage, mais c’est souvent le seul moyen d’éviter des pertes encore plus importantes.
Origine du biais des coûts irrécupérables
L’origine du biais des coûts irrécupérables remonte aux travaux en économie comportementale menés à partir des années 1970. Ce biais a été principalement mis en lumière par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, deux figures majeures dans l’étude des décisions humaines irrationnelles. Dans leur théorie de la perspective (prospect theory), ils montrent que les individus ne prennent pas leurs décisions en maximisant leur utilité attendue, comme le suppose la théorie économique classique, mais en fonction de la manière dont ils perçoivent les pertes et les gains. Et surtout, les pertes sont ressenties comme plus douloureuses que les gains ne sont perçus comme agréables, c’est ce qu’on appelle l’aversion à la perte, un fondement central du biais des coûts irrécupérables.
Mais ce biais n’est pas uniquement économique. Il est aussi psychologique et universel, observable dans toutes les cultures et à tous les niveaux de décision : des choix les plus quotidiens aux décisions politiques ou stratégiques majeures. Les premières études sur ce sujet ont notamment été réalisées par Barry Staw, un chercheur en comportement organisationnel, qui a introduit dans les années 1970 le concept d’escalade d’engagement. Dans ses expériences, il montrait que les participants étaient plus enclins à continuer un projet perdant s’ils avaient eux-mêmes pris la décision initiale d’y investir des ressources.
Ces recherches ont été prolongées par d’autres travaux, notamment ceux de Hal Arkes et Catherine Blumer en 1985, qui ont directement utilisé le terme de « sunk cost fallacy » pour désigner cette tendance irrationnelle. Ils ont montré, à travers une série d’expériences, que des individus sont plus susceptibles de choisir une option non optimale simplement parce qu’ils ont déjà investi dans celle-ci. Par exemple, s’ils ont acheté un billet pour un concert mais tombent malades le jour venu, ils préfèrent y aller malgré l’inconfort, car ne pas y aller leur donnerait l’impression d’avoir « perdu » l’argent du billet, même si celui-ci est déjà payé et non remboursable.
Sur le plan évolutif, ce biais pourrait s’expliquer par notre intolérance à l’échec et notre peur du regret. Dans des environnements plus simples que nos sociétés modernes, cette persistance pouvait parfois être utile : insister, insister encore, pouvait finir par payer. Mais dans des contextes plus complexes, où il faut évaluer de nombreux paramètres, cette obstination peut devenir coûteuse et contre-productive.
Le biais des coûts irrécupérables est aujourd’hui bien documenté dans la littérature scientifique. Il se situe au croisement de la psychologie cognitive, de l’économie comportementale et de la théorie de la décision, et illustre à quel point nos choix peuvent être façonnés non par la logique du moment, mais par le poids de notre passé.
Exemples du biais des coûts irrécupérables
Achat / consommation
Vous avez acheté une place de concert plusieurs mois à l’avance. Le soir venu, vous êtes épuisé, il pleut à verse, et le groupe ne vous emballe plus tant que ça. Mais vous vous forcez à y aller quand même : ce serait du gâchis sinon.
Vie professionnelle
Vous travaillez depuis des semaines sur un projet qui ne mène nulle part. Vos collègues et votre manager vous suggèrent de changer d’angle, mais vous refusez : vous y avez mis trop d’énergie pour tout jeter.
Finance / investissement
Vous avez investi une grosse somme dans une action qui ne fait que chuter depuis des mois. Tout indique qu’elle ne va pas remonter. Mais vous refusez de la vendre, en vous disant que ce serait officialiser la perte.
Éducation / apprentissage
Vous êtes en dernière année d’études d’ingénierie, mais vous réalisez que vous n’aimez pas ça. Pourtant, vous continuez jusqu’au bout, persuadé que ce serait trop bête d’arrêter maintenant.
Foire aux questions (FAQ)
Qu’est-ce que le biais des coûts irrécupérables ?
Le biais des coûts irrécupérables est une tendance à poursuivre une action simplement parce qu’on y a déjà investi du temps, de l’argent ou de l’énergie, même si cela n’a plus de sens rationnellement. Ce biais pousse à « rentabiliser » à tout prix ce qui est déjà perdu.
Pourquoi le biais des coûts irrécupérables nous influence-t-il autant ?
Il s’appuie sur l’aversion à la perte : nous détestons perdre ce que nous avons déjà engagé, même si continuer aggrave la situation. Abandonner équivaut, à nos yeux, à un aveu d’échec, ce qui active des résistances émotionnelles fortes.
Quels sont des exemples concrets du biais des coûts irrécupérables ?
Voilà quelques exemples du biais des coûts irrécupérables :
- Continuer un film ennuyeux parce qu’on a payé la place.
- Rester dans un emploi qui ne nous plaît plus, car on y a déjà passé des années.
- Poursuivre un projet déficitaire pour « ne pas avoir perdu pour rien ».
Quelle est la différence entre biais des coûts irrécupérables et biais d’engagement ?
Le biais des coûts irrécupérables est lié aux ressources déjà perdues (argent, temps), tandis que le biais d’engagement repose sur le besoin de cohérence et d’image de soi. Les deux biais peuvent se renforcer mutuellement.
Comment repérer qu’on est sous l’effet de ce biais ?
Posez-vous cette question : « Si je n’avais rien investi jusqu’ici, est-ce que je prendrais la même décision aujourd’hui ? » Si la réponse est non, il est probable que vous soyez influencé par ce biais.
Ce biais affecte-t-il aussi les entreprises ou les gouvernements ?
Oui, ce biais peut influencer des décisions à grande échelle : entreprises maintenant des projets obsolètes, politiques poursuivant des stratégies inefficaces par peur d’admettre une erreur. Les enjeux sont alors considérables.
Le biais des coûts irrécupérables peut-il être utile ?
Dans certains contextes très simples ou compétitifs, persévérer peut parfois mener au succès. Mais dans la plupart des cas modernes, ce biais pousse à persister dans des erreurs coûteuses, au lieu de faire des choix rationnels.
Comment se libérer du biais des coûts irrécupérables ?
Pour éviter de rester prisonnier de ses investissements passés, il est essentiel de changer de perspective et de s’ancrer dans le présent :
- Se concentrer sur les bénéfices futurs plutôt que sur les pertes passées.
- Accepter qu’abandonner peut être une décision sage.
- Demander un regard extérieur pour plus d’objectivité.
Quelles disciplines ont étudié ce biais ?
Le biais des coûts irrécupérables a été étudié en économie comportementale, psychologie cognitive et management. Il a été théorisé notamment par Kahneman, Tversky, Barry Staw ou encore Hal Arkes et Catherine Blumer.
Quels autres biais cognitifs sont liés à ce phénomène ?
Ce biais est souvent lié à :
- L’aversion à la perte
- Le biais d’engagement
- Le biais de confirmation
Découvrez leurs mécanismes sur notre liste des biais cognitifs.